jeudi, février 18, 2010

Soir de curée.





Soir de Curée.

Le Provençal et le Méridional ont annoncé l'événement des jours à l'avance. Ils se sont mis au diapason des journaux télévisés d'Antenne 2 et de TF1. FR3 y a même consacré son édition régionale. Partout, partout, dans la douce Provence, les voilà qui avancent. On s'inquiète de l'émergence de cette nouvelle génération. Ils ont pour point commun de détester le soleil, la mer et leur région natale. Parlez-leur plutôt du son de la pluie contre les vitres en plastiques d'un pub sinistre de la ville prolétaire de Crawley, au Sud Ouest de Londres. Rien ne les rattache plus à la bonne ville de Marseille, à ses mouettes, à ses bonnes dames à l'accent chantant qui vendent du poisson sur le Vieux Port, mets de choix pour les télés nationales (les bonnes dames, pas le poisson).

En cet an de grâce 1987, qui sont donc ces hordes de désespérés? Qui sont-ils donc, reconnaissables entre mille à leurs cheveux crêpés, maintenus en l'air par de l'eau sucrée ou par les premières mousses coiffantes de Mme L'Oréal, à leurs ongles vernis de noir et à leur teint, ô combien  artificiellement pâle?  Qui sont-ils, eux qui repoussent avec dégoût leur assiette de pieds-paquets au désespoir de leur grand-mère?

On a tout dit ou presque sur ces hordes d'ados qui pratiquent des tentatives de suicide journalières, certaines juste annoncées, d'autres plus abouties, qui les conduisent parfois à avaler le contenu de  deux boîtes d'Euphytose arrosé de coca à l'aspirine. Mais regardez-les ce soir dans l'arène, clignant des yeux sous le resplendissant soleil de juillet, attendant le crépuscule avec passion. Regardez cette jeune fille, sa mère la supplie de s'acheter des vêtements neufs mais elle ne quitte plus son imper gabardine acheté cinquante francs à la fripe du coin. Sa voisine refuse catégoriquement de se débarrasser de son sac US effrangé couvert d'inscriptions mystérieuses : Seventeen Seconds, Faith, Pornography . Elle le serre contre elle comme s'il possédait des pouvoirs magiques. Et regardez-le lui, ce grand garçon dégingandé au pantalon si serré qu'on le croirait enfilé à l'aide d'un chausse-pied : il ne  quitte pas son peigne à moustache. Il raconte que ce peigne lui a été confié par un punk, qui l'avait trouvé dans la chambre d'hôtel de Sid Vicious, bassiste maudit et drogué jusqu'à la moëlle des Sex Pistols,  le soir où il a poignardé sa compagne Nancy Spungen. Mais il n'en est rien, ce peigne qui lui sert à crêper cette longue mèche noire  sous laquelle brille un oeil sombre souligné de khôl, ce peigne lui a été offert par sa tante Francine, qui tient la confiserie du Lycée Michelet et lui remplissait les poches de berlingots lorsqu'il était petit. Qu'importe, il continue de ne pas sourire mystérieusement, tandis que de la poche de sa chemise à damiers s'échappe la queue d'une souris également bicolore qu'il cache la nuit dans un des tiroirs de son bureau. Il n'ose avouer à ses parents qu'elle a mangé la couverture de son dictionnaire d'espagnol. Tous ont très peu de contacts entre eux, ils attendent debout épaule contre épaule, tétant parfois d'un air absent le même mégot qui passe d'une main aux ongles noirs à une autre ornée d'une bague à tête de mort.
 
Et puis soudain, une rumeur. "Il" est là, celui qui inspire toute cette génération de l'angoisse, cette "Angst generation", telle qu'on la décrit Outre-Manche. Mais de ce côté-ci du channel, ces biens chers enfants ont été bercés par Maritie et Gilbert Carpentier : ils n'en peuvent plus d'avoir du subir les numéros un de Dalida et de Michel Sardou réunis, période pré-télécommande.
"Il" gratifie l'audience d'un "hello" à peine audible puis entame son morceau sans même lever les yeux des chaussures, oui je suis un shoe-gazer et je vous emmerde. La foule s'électrise alors, les paroles viennent aux lèvres des adeptes, des paroles en anglais, bien sûr, que la plupart ne comprennent pas mais que les plus addicts traduisent en s'usant les doigts sur leur Robert et Collins. Une traduction qui ne lève pas le voile sur la signification ces lyrics murmurées dans un micro asthmatique. Qui est donc cette mystérieuse Charlotte Quelquefois qui passe son temps  à pleurer les yeux grand ouverts dans le noir? En quel lieu se trouve cette forêt mystérieuse, où  le chanteur passe son temps à courir après rien encore et encore et encore et encore? Et quel traumatisme a-t-il donc vécu pour s'agenouiller, les yeux toujours rivés sur ses godasses, presque en pleurs et murmurer  rattrape-moi si je tombe, je perds prise, je ne peux pas continuer ainsi ?  Et de conclure  : I walked away alone with nothing left but faith, je partis seul  au loin, avec rien, rien que la foi.
 
Et c'est ce qu'ils font en cette belle soirée du mois de juillet 1987, ils regagnent leur chambre sur la porte de laquelle ils ont accroché un  sens interdit, qu'ils ferment au nez d'une grand-mère, qui mourra dans deux ans mais qui pour l'instant se contente de lever les yeux au ciel en se disant que ça va passer.